La vie en rose (frances)

Funambule funeste à l’équilibre précaire sur le fil de la vie, perchée sur les hauteurs de la ville. Un pas de plus et elle est libérée. Fantasme d’un corps en charpie en contrebas, amas de chair et d’os fracassés, battus par la pluie, sur les pavés. Cervelle en gelée incapable de la martyriser de sinistres pensées. Elle aspire à cette paix que la mort pourrait lui offrir, elle qui ne fait que survivre à un quotidien toujours plus douloureux, pour la morale et sa carcasse. « Tu n’es qu’un monstre, une sorcière, un démon. » Frances a cette mauvaise impression d’être une anomalie dans la matrice et que son existence n’est maintenant vouée qu’à causer des catastrophes. Comme hier soir.

La soirée avait pourtant bien débuté, enivrée par l'alcool et le nez tellement poudré qu'il avait fini par en saigner. Addiction pernicieuse à des substances aussi toxiques qu'elle pour que ses pouvoirs se fassent plus discrets et que sa conscience disparaisse. Errance de l’existence dont le seul but était de danser cette frustration sous de stroboscopiques néons, jusqu’à ce que le matin fasse son apparition. Nouvelle nuit d’insomnie pour la gamine devenue électrique et qui n’a plus besoin de repos pour se recharger. Elle qui n’aspire qu’au vide du sommeil et à la félicité de rêves enchantés, c’est une ogive crève-coeur de plus pour un myocarde que trop abîmé. Il n’y a plus que la présence de Kelsey pour l’apaiser. Amie bientôt prise à partie par l’appétit lubrique de mains voraces qui l’attirent loin de la piste et du champ de vision de la nymphette aux cheveux roses qui ne tarde à voir rouge. La colère crispe sa cage thoracique devenue trop menue pour contenir son palpitant qui tambourine contre les barreaux. Le danger l’oppresse, la presse d'agir et c'est sans y réfléchir qu'elle décroche du mur l'extincteur qui finit par voler au travers de la face de rat de l'un de ces enfoirés qui profite de l'état d'ébriété de son amie pour glisser ses doigts là où il ne le devrait pas.

Plutôt que de calmer les ardeurs de ces prédateurs, l'altercation fait briller en eux la lueur poisseuse d'une nouvelle perversité, ils trouvent un regain d'excitation face à la difficulté et la force que Frances oppose. Et bientôt, sous leur provocation, la méta-humaine explose. Dans ce célèbre nightclub New-Yorkais, elle est plus flippante que Carrie à son bal de fin d'année. Surtout, la blonde est animée par le même désir de faire le plus de mal. Elle réduirait le lieu à feu et à sang si ça permettait à Kelsey d'être en sécurité. Les émotions prennent le pas sur une raison en plein spleen. Et les conséquences sont dramatiques. Il n'y a pas que dans le camp des agresseurs qu'il y a des blessés, des innocents venus simplement pour danser ont fini sous les décors. Cette fois-ci, on ne déplore aucun mort mais la méta-humaine n'a pas toujours eu cette chance. Qu'en sera-t-il la prochaine fois ?  

Si elle se tient sur le rebord de ce toit, c'est bien pour mettre un terme à l'expectative de prochains désastres. Elle ne veut pas devenir une nuisance. Elle n'en peut plus de vivre dans cette peur constante des incidents qu'elle pourrait enclencher. On imagine jamais vraiment, qu’une histoire puisse finir si mal quand elle a si bien commencé. Elle était, il n’y a pas si longtemps, l’enfant chéri, progéniture choyée, traitée en véritable princesse d’un royaume qui ne s’étend pas au-delà de la demeure familiale mais qui lui convenait parfaitement. Son règne était rayonnant, même l’arrivée de son petit frère, quatre ans plus tard, ne l’aurait entaché. Frances prit son rôle de grande sœur très à cœur et ne laissa personne faire du mal à son cadet. Malheureusement, elle n’a pas su le protéger d’elle.

[…]La voiture s’est encastrée dans la barrière de sécurité, créant une brèche suffisamment béante pour laisser échapper le véhicule qui finira sa course mortelle au bas de la falaise, avant de s’embraser et finir par exploser. Deux victimes sont malheureusement à déplorer, Issac Kane, 45 ans, avocat spécialisé en droit de la famille et son jeune fils, Ruben, 12 ans, scolarisé au collège privé de Blue Valley où une cellule psychologique a été instaurée à destination des élèves et professeurs proches du collégien. Frances, sœur aînée de Ruben, se trouvait également à bord du véhicule et a été retrouvée indemne mais sous le choc, au bord de la route. Elle est actuellement en observation à l’hôpital. Un numéro vert a été mis à disposition pour tout renseignement qui permettrait à la police de reconstituer les éléments du drame.

Il ne se passe jamais rien à Blue Valley. Frances y serait probablement morte d’ennui sans une imagination fertile, un goût prononcé pour l’adrénaline et l’aventure qu’elle partage avec son plus proche ami, un certain Wally West… Ils connaissent la bourgade comme leur poche, elle a accueilli leurs jeux enfantins, leur recherche de trésors quand ils se prenaient encore pour des pirates, leurs course poursuite endiablées quand elle était voleuse et lui policier et fut victime de leur insolence, se défiant des formes d’autorité qui voudraient les cloisonner dans des rôles qu’ils sont incapables de tenir. C’est bien la seule chose qu’elle a à reprocher à cette ville, qu’il n’y a jamais rien de transcendant au contraire des mégalopoles qu’elle est impatiente de rejoindre. Alors l’accident a fait les gros titres, une double page dans la presse locale avec la photo de la carcasse fumante du tombeau de ses proches pour illustration. Preuve tangible qu’elle n’a pas cauchemardé les faits qui l’ont conduit dans cette chambre aseptisée malgré des souvenirs qui restent nébuleux. « Et de quoi tu te souviens ? » Cette fatigue d’abord, qui l’a accablée au retour de Central City où elle devait fêter la nouvelle année en compagnie de son meilleur ami chez la tante de celui-ci. Et une pâleur fantomatique qui avait fini par inquiéter sa mère et obliger son père à la conduire chez le médecin, le petit frère s’était rajouté à la partie pour faire le rappel de ses vaccins. Puis la lumière, le rose du cocon protecteur qui l’a enveloppé, l’a éjecté de la voiture pour la garder en lieu sûr, l’orange des flammes du squelette métallique qui brûle en contrebas, le blanc des phares du premier véhicule qui s’est arrêté pour porter secours à cette gamine effarée qui erre sur la route comme une âme maudite et celui des néons de l’hôpital. L’amnésique partielle est d’une inutilité frustrante face aux questions des inspecteurs qui cherchent à élucider un mystère auquel ils ne sont pas habitués.

La mort de son père et de son petit frère a été une épreuve terrible, qu'elle n'a pas encore surmonté. Ce qu'elle n'a pas anticipé, c'est qu'elles signaient la destruction totale de la cellule familiale. Enfermée dans son chagrin et ses superstitions, sa mère a fini par péter un plomb. Portes qui claquent, ampoules qui grésillent, objets métalliques qui lévitent, autant de signes qui lui laissèrent suggérer que leur demeure était en proie à une activité surnaturelle. Rachel, ouija en main, était à l'affût du moindre événement inexplicable pour établir le contact, quitte à briser quelques Mitsvot qu'elle avait toujours scrupuleusement suivi. « Ils ne sont pas en paix, ils ne le seront jamais car tu aurais dû mourir avec eux. » Ses mots sont tellement durs, ses regards noyés dans une colère si terrible que parfois, elle aussi aurait aimé disparaître. «Ton âme est maudite, ma fille ! » Rachel n'avait pas tord, c'était bien à sa fille que revenait la responsabilité de ces dysfonctionnements, mais aucune possession par un dibouk n'était en cause là dedans. L'exorcisme auprès du grand Tsadik ne servit à rien, pas plus que celui opéré par ce que Frankie prit tout d'abord pour un charlatan. A bout d'effort, sa mère n'eut d'autres options que planter une lame sanctifiée dans l'abdomen de l'adolescente pour la libérer de son démon, la portant au seuil du royaume des morts. Sa mère a basculé, lui laissant la folie pour héritage.

Les doigts fins glissent sur la cicatrice. Elle s'est battue comme une furie à l'hôpital pour rester en vie et quelques mois après cela, son combat lui semble vide de sens. Frankie n'est attendue nulle part et peine à trouver sa place, peut-être qu'elle se trouve là, en bas, éclatée sur l'asphalte. Et pourtant, quand elle est proche de sauter, une rencontre fortuite et salvatrice finit par être provoquée et lui rendre une lueur qui n'a pas brillé depuis la perte des êtres indispensables à son bonheur : celle de l'espoir.

Elle est trop jeune pour renoncer à l'idylle d'un lendemain meilleur et place une totale confiance en les scientifiques de Mercury Labs, qu'elle a fini par rejoindre, pour trouver un remède à son mal et l'aider à vivre avec son fardeau. Tout comme elle tente de renouer avec la personne qu'elle a de plus proche d'une famille malgré l'absence et le ressentiment qu'elle a créée. Elle n'a plus rien à perdre à essayer de devenir une meilleure version d'elle-même et s'y évertue, même si tapie dans l'ombre, la colère gronde et n'attend que l'étincelle pour s'embraser.